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Et si Victor Hugo avait dû faire face aux brevets littéraires

mardi 2 novembre 2004, par Gérald Sédrati-Dinet (gibus)

À l’instar de l’écriture de romans, le régime des droits d’auteur est parfaitement adapté à l’écriture de logiciels. Mais de même que les brevets logiciels auraient des conséquences dramatiques pour l’innovation informatique en Europe, l’existence de brevets « littéraires » serait tout aussi préjudiciable à la création romanesque. Cet article examine comment Victor Hugo aurait été en mal d’écrire Les Misérables s’il avait dû faire face à d’hypothétiques brevets sur la littérature.

 Préambule

Entendu au 5e forum sur l’iDémocratie, après une déclaration du ministre délégué à l’industrie, Patrick Devedjian, Richard Stallman pose la question suivante :

Richard Stallman : [...] Maintenant que le premier ministre a pris position en faveur des logiciels libres, quelle est la position de la France dans la question des brevets sur les concepts de logiciels dans la directive que considère maintenant le Conseil des Ministres. Est-ce que vous, Monsieur le Ministre, vous comprenez la catastrophe qui guette l’industrie du logiciel si les concepts implémentés dans les programmes peuvent être brevetés. Une catastrophe pour le logiciel libre bien sûr, parce que nous ne pourrons pas servir le public si nous devons payer pour ce privilège, mais aussi pour l’industrie du logiciel propriétaire et ses utilisateurs, et aussi pour la grande majorité des logiciels d’utilisation privée et ses clients, et même pour les administrations publiques qui aussi pourront être poursuivies par les détenteurs de brevets pour les petites choses qui se font dans les ordinateurs de l’État. Est-ce que la France soutiendra la décision du Parlement européen de refuser les brevets sur les concepts de logiciels ?

Patrick Devedjian : Je ne voudrais pas vous décevoir mais ce n’est pas évidemment ici que, quelle que soit l’amitié que j’ai pour André Santini, que le gouvernement annoncera quelle est sa position sur ce sujet, qui est un sujet très complexe, qui est aujourd’hui en cours de débat au sein de la Commission et aussi au sein des différents Conseils de compétitivité en particulier et des différents Conseils qui forment les instances de l’Union européenne. Le sujet que vous abordez est très important, je suis tout à fait d’accord avec vous. Et en réalité ce débat donne souvent lieu à l’affrontement de deux positions qui me paraissent toutes les deux devoir être rejetées. Une position qui consiste à considérer que tout logiciel doit être libre et ne peut pas être protégé et une autre, aussi extrême, c’est que tous les logiciels doivent devoir bénéficier d’une protection définitive et tombant ainsi sous le reproche que vous faisez. Là, il y a une juste frontière à établir au niveau des procédés des logiciels, certains devant être par leur évidence dans le domaine public, d’autres méritant d’être protégés. Le logiciel est une création intellectuelle générant une propriété et souvent d’ailleurs demandant des investissements très importants. Et la propriété intellectuelle, c’est dans tous les cas le fondement de notre société, pas seulement en matière de logiciels, cher monsieur, mais par exemple en matière littéraire, en matière artistique, la propriété intellectuelle a le mérite et le droit d’être protégée. Elle n’est pas protégée dans l’absolu : à un moment donné la création intellectuelle peut tomber dans le domaine public, naturellement, et doit même tomber dans le domaine public. Victor Hugo est dans le domaine public. On a le droit de le publier sans verser de droits. L’utilisation de ses textes est totalement libre. En matière de logiciels, évidemment les délais ne peuvent pas être les mêmes parce que l’obsolescence dans le domaine de l’informatique est extrêmement rapide, mais gardons-nous de tout extrémismes, il n’y a pas de solution simple. Simplement il faut savoir où nous ferons passer la frontière. C’est le débat que toute l’Europe a en ce moment, il n’est pas encore tranché, et vous participez à ce débat de manière intéressante, ce que vous dites est utile, mais je doute, et pour ma part je ne suis pas favorable, que vous obteniez satisfaction à 100%.

L’analogie évoquée par M. Devedjian entre la littérature et les logiciels est tout à fait pertinente. Tout comme à l’écriture de romans, le régime des droits d’auteur est parfaitement adapté à l’écriture de logiciels.

La GPL (General Public License - Licence publique générale), mise en place par Richard Stallman pour régir les aspects légaux liés au système GNU, s’appuie fortement sur le droit d’auteur. Richard Stallman lui-même n’a de cesse de rappeler la distinction entre les logiciels libres et la notion juridique de « domaine public ».

Mais de même que les brevets logiciels auraient des conséquences dramatiques pour l’innovation informatique en Europe, l’existence de brevets « littéraires » serait tout aussi préjudiciable à la création romanesque.

Et puisque M. Devedjian fait appel à Victor Hugo, examinons comment ce dernier aurait été en mal d’écrire Les Misérables s’il avait dû faire face à des brevets sur la littérature.


 Exemple de « brevet littéraire »

  • Revendication 1 : procédé de communication caractérisé par l’introduction dans l’esprit d’un lecteur du concept d’un personnage ayant été en prison durant une longue période de temps, si bien qu’il se sent aigri contre la société et le genre humain.
  • Revendication 2 : procédé de communication selon la revendication 1, caractérisé en ce que le personnage trouve une rédemption morale à travers la bonté d’un autre personnage.
  • Revendication 3 : procédé de communication selon la revendication 1 ou 2, caractérisé en ce qu’il consiste à changer le nom d’un personnage au long du récit.
  • Revendication 4 : procédé de communication selon l’une des revendications 1 à 3, caractérisé en ce que le personnage réussi à gravir l’échelle sociale.
  • Revendication 5 : procédé de communication selon l’une des revendications 1 à 4, caractérisé en ce qu’un personnage est rejeté par la société à cause d’un enfant illégitime.
  • Revendication 6 : procédé de communication selon l’une des revendications 1 à 5, caractérisé en ce qu’un personnage use de sa position sociale pour sortir un autre personnage de prison.
  • Revendication 7 : procédé de communication selon l’une des revendications 1 à 6, caractérisé en ce qu’un personnage promette à une personne mourante de prendre soin de son enfant.
  • Revendication 8 : procédé de communication selon l’une des revendications 1 à 7, caractérisé en ce qu’un personnage se dénonce afin qu’un innocent ne soit pas puni à sa place.
  • Revendication 9 : procédé de communication selon l’une des revendications 1 à 8, caractérisé en ce qu’un personnage cache sa fortune.

     Les Misérables confrontés à ces revendications

Face à de telles revendications, de nombreux éléments narratifs des Misérables pourraient de toute évidence faire l’objet de plaintes pour contrefaçon de brevets :

  • Jean Valjean est un ancien bagnard misanthrope et potentiellement violent -> contrefaçon à la revendication 1.
  • L’évêque de Digne offre à Jean Valjean une bonté sans conditions, faisant confiance à l’ancien criminel et lui donnant tout ce qu’il peut. À travers la bonté du père Myriel, Valjean devient un nouvel homme -> contrefaçon à la revendication 2.
  • Valjean prend un nouveau nom : Monsieur Madeleine -> contrefaçon à la revendication 3.
  • Inspiré par le père Myriel, sa bonté et de sa générosité envers les autres, Madeleine se construit petit à petit une vie réussie et prospère en rénovant le bassin industriel de Montreuil-sur-Mer dont il devient le maire -> contrefaçon à la revendication 4.
  • L’une de ses employée, bien qu’il ne la connaisse pas, est renvoyée par la surveillante en chef à cause de son enfant illégitime. Fantine finit par se prostituer -> contrefaçon à la revendication 5.
  • Lors d’un incident mineur dans la rue, Fantine est arrêtée par Javert. Valjean, devenu le maire Madeleine, force Javert à la relâcher et la recueille chez lui lorsqu’il apprend son histoire -> contrefaçon à la revendication 6.
  • Fantine est cependant en très mauvaise santé et meurt sans avoir revu son enfant, bien que Valjean ait promis de lui ramener -> contrefaçon à la revendication 7.
  • Pendant ce temps, un autre homme a été arrêté et identifié par erreur comme étant Jean Valjean. Valjean se rend au tribunal, révélant la vérité et perdant ainsi ses affaires et sa position social à Montreuil-sur-Mer -> contrefaçon à la revendication 8.
  • Bien qu’il soit arrêté, Valjean a le temps de cacher sa fortune -> contrefaçon à la revendication 9.

Les exemples ci-dessus ne sont tirés que de la première partie des Misérables, qui en compte cinq, mais ils montrent déjà qu’amputée de ces éléments narratifs majeurs, l’œuvre d’Hugo aurait eu bien du mal à voir le jour si la littérature était encombrée de brevets.


 Blocage par des revendications larges

Et si le génie littéraire d’Hugo s’était évertué à contourner tant bien que mal ces revendications sur des points assez précis, qu’en aurait-il été de revendications à la portée beaucoup plus large ?

Hugo aurait certes encore pu décrire la bataille de Waterloo, un éventuel brevet déposé par Stendhal sur ce point aurait expiré lorsque Les Misérables furent publiés en 1862 et la Chartreuse de Parme, où cette bataille est évoquée, datait de plus de vingt ans (1839).

Mais impossible pour Hugo de faire usage de cet argot parisien si bien décrit dans Les Misérables si Eugène Sue avait pu déposer un brevet dessus avec Les Mystères de Paris en 1843.

Enfin, comment écrire un « Roman d’aventures sociales feuilletonesques » si Eugene Sue, avec Les Mystères de Paris et Le Juif errant, Alexandre Dumas, avec Le Comte de Monte Cristo, ou Honoré de Balzac, avec Splendeur et misère des courtisanes, avaient breveté le genre en s’appuyant par exemple sur de très larges revendications comme celles-ci :

  • Procédé de communication entre un écrivain et un lecteur caractérisé en ce que le récit court sur de nombreuses pages.
  • [...] en ce que sa structure semble parfois tenir de la fugue, voire de l’improvisation.
  • [...] en ce que l’intrigue s’articule autour de l’affrontement de quelques personnages se tendant des pièges tour à tour.
  • [...] en ce que le récit a l’ambition de décrire toutes les couches de la société, ainsi que ses rouages cachés, utilisant les thèmes de la conspiration et dégageant un exotisme social.

     Conclusion

Pour qu’un jour, Les Misérables fassent partie du domaine publique, comme le rappelle M. Devedjian, encore faut-il qu’ils soient écrits. Or, comme nous venons de le voir, des « brevets littéraires » auraient de toute évidence empêché cette écriture.

Il en va de même pour les logiciels. Ce que Richard Stallman demandait lors de ce forum à Patrick Devedjian n’est pas, comme ce dernier l’a cru, que « tout logiciel doit être libre », mais simplement qu’il soit encore libre d’en écrire.

Il a été prouvé que le texte pour lequel la délégation française, dont faisait partie M. Devedjian, a donné son accord politique au Conseil de l’Union européenne du 18 mai 2004 autorisait bel et bien les brevets sur des logiciels purs. Voir à ce sujet l’« Appel urgent » envoyé par la FFII, dont Patrick Devedjian était notamment destinataire, et les excellentes analyses de Philippe Aigrain ou de François Pellegrini.

Enfin, notons que les brevets sur la littérature, tels que nous venont de les décrire, ne sont pas que de pures spéculations, comme en témoigne cette décision de la Chambre de recours de l’Office européen des brevets, concernant un brevet déposé par Hitachi sur des enchères en ligne (Cas T 0258/03) :

La Chambre de recours est consciente que son interprétation relativement large du terme « invention » dans l’article 52 (1) CBE inclura des activités qui sont si familières que leur aspect technique tend à être sous-estimé, comme l’acte d’écrire en utilisant du papier et un crayon.

Or, malgré qu’ils soient interdits dans le droit européen, des dizaines de milliers de brevets logiciels ont été acceptés par l’Office européen des brevets (OEB). Et ceci notamment parce que les avocats rédigent les demandes de brevets en mettant en valeur l’aspect technique des innovations. Il est aisé de décrire un programme d’ordinateur de manière technique puisque tout logiciel peut être « chargé et exécuté dans un ordinateur, un réseau informatique programmé ou un autre appareil programmable » [1].

Si l’on rédige des revendications sur des créations littéraires comme nous l’avons fait ci-dessus, l’OEB finira-t-il par accorder des brevets sur des « inventions littéraires » ?


[1notons au passage que nous avons repris là, la formulation employée par le Conseil de l’UE dans son article 5 (2) de la directive européenne sur les brevets logiciels