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La face non-patente des brevets logiciels

samedi 11 septembre 2004, par Gérald Sédrati-Dinet (gibus)

Cet article se propose de donner une vision objective du problème des brevets logiciels. En partant de l’exposé habituel vantant les diverses justifications en faveur des brevets logiciels : intérêt défensif pour « protéger » les inventions des entreprises, intérêt offensif pour tenter de tirer un profit pécuniaire compensant les investissements concédés pour l’innovation et intérêt publicitaire pour valoriser les actifs immatériels d’un éditeur de logiciel, cet article démontre que ces justifications sont critiquables lorsqu’elles concernent une petite ou moyenne entreprise (PME), éditrice de logiciels.

Nous aborderons ensuite les divers aspects sociaux ou sociétaux qui ont suscité une opposition contre les brevets logiciels de la part d’acteurs aussi divers que des développeurs de la communauté du logiciel libre, des PME allemandes ou françaises, des membres et commissions d’institutions européennes, des responsables et partis politiques ainsi que des experts juridiques réputés.

Enfin, nous synthétiserons les différents avantages et inconvénients incombant à la brevetabilité du logiciel en expliquant pourquoi les exposés habituels sur le sujet restent incomplets et quelle conduite peut tenir une PME, un petit éditeur de logiciels, face à ce problème.

« La plupart du temps, lorsque des gens décrivent comment fonctionne le système de brevets, ce sont des gens ayant des intérêts dans le système. Aussi ils décrivent le système de brevets du point de vue de quelqu’un qui souhaite obtenir un brevet puis qui braquerait des programmeurs avec en disant : « donne moi ton fric ». C’est normal, vous savez, lorsqu’ils vendent des tickets de loterie, ils parlent de ceux qui gagnent, pas des perdants. Bien entendu, la plupart des gens perdent, mais ils ne veulent pas que vous pensiez à eux et ils ne parlent donc que des gagnants. C’est la même chose avec les brevets. »
Richard M. Stallman.

 Introduction

Les brevets logiciels constituent aujourd’hui, et particulièrement en Europe où le droit positif reste toujours opposé à la brevetabilité du logiciel, un enjeu majeur [1]. Les discours habituels sont souvent tenus par des experts en « propriété intellectuelle ». Ceux-ci vantent les bienfaits des brevets pour l’industrie du logiciel en avançant toujours les mêmes arguments : « protection » de l’innovation, rentabilisation de l’investissement et évaluation des actifs immatériels pour un éditeur de logiciels. Nous nous proposons dans le cadre de cet article d’examiner en détail ces diverses justifications et de découvrir en quoi elles peuvent être critiquables.

 Premier intérêt patent : défensif

Il semble normal pour une entreprise à vocation commerciale de « protéger » les activités innovantes que ses salariés développent dans le cadre de leur mission professionnelle. Depuis leur origine au XVe siècle [2], les brevets ont constitué un moyen d’assurer cette « protection » de leurs inventions pendant une durée et dans une étendue géographique données. Aussi, le logiciel devenant une composante économique de plus en plus importante à l’ère des réseaux de la société de l’information, il semble évident - patent, si l’on veut jouer avec le terme anglophone - d’octroyer au logiciel une brevetabilité reconnue pour d’autres industries.

  • Autres moyens de « protection »

Il existe pourtant d’autres moyens de « protéger » les créations logicielles [3]. Le droit d’auteur a depuis longtemps été mis en avant afin de légiférer sur les droits accordés quant à l’utilisation des logiciels. Désormais, plus ou moins assimilé dans la pratique au « copyright » anglo-saxon, le droit d’auteur tente de donner à un auteur de logiciel toute garantie quant à la maîtrise de sa création. Le droit d’auteur attaché traditionnellement aux logiciels propriétaires encadre l’utilisation et la copie du logiciel de manière stricte. Le droit d’auteur des logiciels libres - rebaptisé « gauche d’auteur » ou « copyleft » - permet l’utilisation, l’étude, la copie et la diffusion de ces derniers tout en permettant au créateur de logiciels libres de jouir de la reconnaissance de ses pairs et de garantir la conservation de ces libertés dans les évolutions qui peuvent être apportées à sa création.

D’autre part, il a été créé en Europe en 1996 un droit spécifique pour les auteurs d’une compilation résidant dans une base de données. Ce droit - dit droit sui generis des bases de données - garantit au créateur d’une base de données toute exclusivité sur l’utilisation et la copie de tout ou partie de la base qu’il a constituée.

Le principe de concurrence déloyale « protège » également tout créateur de logiciel en interdisant à ses concurrents de tirer partie de façon substantielle et sans contre-partie de l’investissement consenti et réalisé pour la création du logiciel.

Enfin, le secret industriel reste une des méthodes les plus éprouvées pour empêcher ses concurrents de profiter de ses propres inventions (cf. le secret de fabrication du Coca-Cola). Il est cependant vrai que dans le cas où l’invention réside dans l’interface du logiciel, la fonctionnalité innovante sera directement exposée à la vue des concurrents. Il est également notable que la directive européenne de 1991 sur le principe d’interopérabilité annule notamment tout droit d’auteur et toute interdiction d’opération de décompilation si l’auteur n’a pas effectué les adaptations nécessaires à la compatibilité de son programme avec un autre.

Toutefois, il existe une différence fondamentale entre le brevet logiciel et le droit d’auteur, qui reste la disposition juridique la plus employée pour la « protection » des créations logicielles. Effectivement, le droit d’auteur ne « protège » qu’une expression de l’invention alors que le brevet s’applique aux fonctionnalités mises en œuvre par l’invention, au delà d’une forme d’expression particulière. Pour faire un parallèle avec la littérature - art pour lequel le droit d’auteur a été initialement créé - plagier Le voyage au bout de la nuit est interdit tant que Céline ou ses ayants droits bénéficient du droit d’auteur sur cet ouvrage. Par contre si cette œuvre était brevetée, tout écrit portant sur les dommages de la guerre ou sur les idées sous-tendues dans Le voyage au bout de la nuit serait également prohibé.

Si le brevetage des idées mises en œuvre par la littérature n’est heureusement pas à l’ordre du jour, la « protection » des concepts et méthodes intellectuelles exploitées dans des logiciels a, depuis les années 90, fait l’objet d’une pression croissante de la part des grandes entreprises de l’industrie logicielle et culturelle. Celles-ci considèrent en effet que l’investissement qu’elles peuvent consentir en recherche et développement devrait être compensé par un droit de regard sur toute invention complémentaire. Ainsi, la majorité des brevets logiciels, déposés tant dans les offices américains qu’européens, sont rédigés de telle sorte que les revendications ont une portée extrêmement étendue, interdisant à tout concurrent d’investir dans des pans entiers de la technologie [4].

  • « Protection » contre quoi ?

Il convient de s’interroger sur l’objet de cette demande croissante de « protection » de la part des grandes entreprises de l’industrie logicielle. En effet, de quoi veut-on réellement se « protéger » ? Le discours habituel des entreprises et des experts en « propriété intellectuelle » répond invariablement qu’il s’agit d’empêcher les concurrents d’imiter l’invention créée par une entreprise pour la répercuter dans leurs propres logiciels.

Pourtant, de nombreuses études, parmis lesquelles on peut citer le livre Information Rules, A Strategic Guide to the Network Economy de Carl Shapiro et Hal R. Varian, ont montré que l’imitation n’était pas un danger dans le cadre du développement de logiciels. Les effets positifs de réseau sont particulièrement présents et influents dans ce domaine. On désigne ainsi le fait que le bénéfice qu’un utilisateur tire d’un produit dépend avant tout du nombre d’utilisateurs du même produit. Si une personne se sert de Microsoft Word comme traitement de texte, c’est avant tout parce qu’il s’agit du traitement de texte majoritairement utilisé. Ainsi cette personne pourra facilement apprendre à se servir de ce logiciel et échanger des documents avec d’autres utilisateurs. Une conséquence immédiate de ces effets positifs de réseau est qu’ils tendent à offrir automatiquement un monopole temporaire aux inventeurs qui ont été les premiers à implémenter leurs idées. Le temps que les concurrents imitent les idées implémentées dans un logiciel, ce dernier sera tellement répandu qu’il continuera à attirer les futurs utilisateurs. Pour exemple, il existe aujourd’hui des alternatives à Microsoft Word, comme le traitement de texte issu de la suite bureautique libre Open Office. Mais en dépit des qualités techniques, économiques et éthiques supérieures de ces alternatives, les nouveaux acheteurs de traitement de texte continuent de se tourner vers le produit le plus répandu. On fait souvent référence à ce principe par l’expression « First mover takes all » : le premier qui bouge, ramasse tout.

Il faut ensuite comprendre que lorsque plusieurs entreprises sont en concurrence sur des produits avec des fonctionnalités similaires, elles tirent leurs avantages de leur capacité à offrir un service meilleur que leurs concurrents. Peu importe qu’un concurrent imite les idées implémentées dans votre logiciel, si le service que vous offrez autour de ce logiciel est meilleur, l’avantage sera conservé. Il s’agit particulièrement de savoir différencier ses propres produits et de connaître ses clients et leurs dispositions à payer. On peut par exemple, après une étude de marché, décider de commercialiser deux versions d’un même produit, l’une pour le grand public avec un prix attractif mais des fonctionnalités réduites et un autre à destination des entreprises, certes plus onéreuse mais avec d’avantage de fonctionnalités, un support ou une assistance plus développés ou un contrat de maintenance faisant profiter des futures évolutions. L’important n’est pas ici de vendre un maximum de produits mais bien d’offrir l’accès à des fonctionnalités et des services au plus grand nombre possible d’utilisateurs.

Enfin, Shapiro et Varian soulignent le fait que la conquête d’un marché ne passe pas par la défense acharnée des droits de « propriété intellectuelle », mais au contraire par la recherche d’alliances et de coopérations permettant le développement de standards. Une entreprise peut effectivement tirer tout avantage des effets positifs de réseau, précédemment évoqués, en nouant des alliances avec ses concurrents, ce qui permettrait à un standard d’émerger et ainsi conforter l’utilisation des technologies innovantes mises en jeu.

On voit ainsi que l’imitation par un concurrent d’une fonctionnalité logicielle peut constituer un avantage et donc que la « protection » de cette fonctionnalité, qui justifierait l’octroi d’un brevet logiciel, pourrait même s’avérer contre productive.

  • Coût d’un procès

Qui plus est, cette « protection » par un brevet logiciel peut n’être que purement hypothétique. Dans le meilleur des cas en effet, la fonctionnalité brevetée peut être exploitée durant toute la durée du monopole privatif accordé par le brevet logiciel, sans qu’il y ait besoin de la défendre contre des contrefaçons. Les accords ADPIC - Aspect des Droits sur la Propriété Intellectuelle qui touchent le Commerce, en anglais TRIPS : Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights - obligent maintenant les pays membres de l’OMC à accorder des brevets pour une durée de 20 ans, quel que soit l’objet ou le domaine technique du brevet. Il se peut très bien que pendant 20 ans, aucun concurrent n’ait besoin de reprendre une idée logicielle brevetée [5].

Mais si l’idée brevetée est bonne et qu’elle ne se situe pas dans une « niche » de marché, il est probable que des concurrents tentent de l’implémenter dans leurs propres produits logiciels. Une solution médiane, majoritairement répandue pour régler de tels conflits, consiste alors à trouver avec le contrevenant un accord à l’amiable conduisant à un remboursement du dommage induit par la contrefaçon. On peut ainsi soit demander la cessation de l’exploitation de la fonctionnalité, soit autoriser le concurrent à continuer cette exploitation, en lui cédant une licence lui permettant de le faire. Le coût de telles licences peut être calculé forfaitement ou proportionnellement au montant des ventes du produit implémentant la fonctionnalité sous licence. Nous reviendrons en détail sur ces accords de licence dans la prochaine section.

Enfin, lorsqu’aucun accord n’a pu être trouvé, l’affaire peut être traduite en justice. Il faut alors savoir que le coût moyen d’un tel procès s’élève à 50 000 € pour chaque partie en Europe. D’après les chiffres officiels publiés par l’American Property Law Association dans son rapport de 1999, Report of Economic Survey, un procès en contrefaçon de brevet coûte aux États-Unis près de 800 000 $ dans le cas où une transaction peut être conclue et s’élève jusqu’à 1 500 000 $ pour chaque partie en cas d’appel.

D’autre part, il existe un risque pour qu’en cas de recours devant les tribunaux, le brevet soit annulé. On estime en effet que 90% des brevets déposés à l’USPTO sont invalides, par défaut de nouveauté ou d’inventivité (source : Greg Anaronian, Patent Examination System is Intellectually Corrupt http://www.bustpatents.com/corrupt.htm).

Nul besoin de préciser que des développeurs indépendants ou de petites structures ont beaucoup de mal à supporter de tels coûts, que ce soit pour se défendre contre une contrefaçon ou pour contester la validité d’un brevet déposé par un concurrent. Ainsi en 2000, seuls 0,13% des brevets américains ont été contestés lors d’un procès (le chiffre était de 1,37% vingt ans auparavant).

  • Accords de licences croisées

Comme nous venons de le voir, la solution la plus couramment employée lors d’une contrefaçon à un brevet logiciel est de céder au contrevenant une licence lui permettant sous certaines conditions, en particulier financières, d’utiliser la fonctionnalité brevetée.

En fait, il faut bien comprendre, comme nous le détaillerons dans la prochaine partie, qu’un logiciel est un système complexe, composé d’une multitude de fonctionnalités. Aussi, la fonctionnalité brevetée ne porte que sur une infime partie du logiciel complet. Et il y a de grandes chances pour qu’un grand nombre d’autres fonctionnalités soit déjà breveté par des concurrents. Cette situation conduit généralement les contentieux en matière de brevets logiciels à se régler par un accord de licences croisées. Une entreprise donne le droit à une autre d’utiliser la fonctionnalité qu’elle a brevetée, en contrepartie de quoi la première peut implémenter les idées brevetées par la seconde.

La conséquence inhérente à ces accords de licences croisées est qu’un brevet isolé est rarement - pour ne pas dire jamais - défendable face à une entreprise possédant de multiples brevets de son côté. On estime ainsi qu’un grand éditeur de logiciel, lorsqu’il possède un gros portefeuille de brevets et une bonne équipe d’avocats, a les moyens de contrer la majorité des litiges pour contrefaçon de brevet.

Ainsi, IBM qui détenait déjà en 1990 le plus gros portefeuille de brevets logiciels (environ 9000), a déclaré à l’époque dans Think Magazine gagner dix fois plus de royalties en ayant l’autorisation d’exploiter les brevets logiciels d’autres entreprises qu’avec les royalties perçues directement sur ses propres brevets. Cela signifie que l’imposant portefeuille de brevets logiciels d’IBM lui permet de facilement négocier des licences lui autorisant l’utilisation des idées brevetées par d’autres entreprises. Mais sans ces accords de licences croisées, le système de brevets logiciels aurait été dix fois plus préjudiciable à IBM qu’il ne lui aurait rapporté.

Cet aveu souligne le frein à l’innovation et à la productivité introduit par le système de brevets logiciels. Non seulement, comme nous l’avons vu, le dépôt de brevet peut s’avérer contre productif par rapport à une stratégie d’alliance en vue d’une standardisation, mais le blocage induit par les brevets de concurrents peut également empêcher le développement de l’activité d’un éditeur de logiciel si celui-ci ne possède pas un portefeuille de brevets logiciels suffisamment imposant pour contrer ces limitations en nouant des accords de licences croisées avantageux.

Ceci est dû à la nature profondément incrémentale de l’innovation en matière de logiciels, qui reste avant tout un système complexe, comme nous allons l’aborder dans la partie suivante.


 Deuxième intérêt patent : offensif

Le second argument avancé obstinément par les défenseurs des brevets logiciels est que ces derniers incitent les éditeurs de logiciel à innover. Les coûts concédés pour la recherche et le développement seraient effectivement compensés par les gains apportés par la vente de licences d’exploitation, comme nous l’avons vu dans la partie précédente. Les éditeurs de logiciels pourraient ainsi valoriser leurs inventions en choisissant un prix de licence et des royalties adaptés et augmenter ainsi leur propre profit.

Cet argument correspond bien à l’objectif initial qui fut à l’origine de l’instauration d’un système de brevets industriels : stimuler l’innovation, encourager le partage des connaissances technologiques et créer un environnement économique favorable aux entrepreneurs et à la concurrence.

  • Propriétés intrinsèques du logiciel

Toutefois, cet objectif a été défini pour la valorisation de domaines techniques fondamentalement différents du logiciel. Ainsi, il apparaît intéressant de préciser plus en avant les propriétés intrinsèques d’un logiciel et de les comparer aux motivations qui ont conduit à voir dans les brevets un moteur pour la recherche et le développement de produits dans d’autres domaines.

Le premier facteur poussant à l’introduction de brevets favorisant l’innovation est le coût important de l’industrialisation des produits dans les domaines techniques traditionnels. La production en série d’automobiles ou d’appareils électroménagers nécessite la construction d’usines de montage et de production dont le coût important se révèle hors de portée de n’importe quel inventeur isolé. Si ce dernier est incapable de tirer profit de son invention parce qu’il ne peut la mettre en production, il est probable qu’il n’aura aucun intérêt à divulguer sa découverte. À l’inverse, le système de brevets lui assure qu’il gardera la propriété et le contrôle de son invention et qu’il touchera des royalties même si d’autres, possédant des usines permettant la production de masse, se chargent de l’industrialisation de son invention.

Dans le domaine du logiciel, les coûts d’industrialisation sont quasi nuls. Un logiciel peut être reproduit sans ou avec très peu de coûts marginaux. L’importance croissante de l’utilisation de logiciels libres dans les entreprises le démontre. Des systèmes d’exploitation, des serveurs et des applications entièrement libres ont pu être largement diffusés sans qu’aucune entreprise n’ait eu besoin de construire des usines pour produire en masse ces logiciels. Le mythe de l’inventeur mourant de faim parce qu’aucune entreprise n’a voulu acheter le droit d’exploiter son invention n’est justement qu’un mythe pour le développeur de logiciel. Celui-ci peut sans problème diffuser son logiciel et, de nos jours, trouver un emploi [6] en vantant ses qualités, qu’il a pu mettre en œuvre dans l’écriture et la conception de son invention.

Deuxièmement, dans les industries traditionnelles, une invention correspond directement à un produit ou à un procédé de fabrication. L’inventeur de la carte à puce ne rentre en conflit avec aucune autre invention : toute carte à puce produite repose entièrement sur son invention et sur aucune autre. De même, l’invention d’un procédé pharmaceutique repose sur l’utilisation de substances chimiques données ayant des effets particuliers sur l’organisme. La combinaison des mêmes substances chimiques dans les mêmes conditions conduira automatiquement au même procédé. Si par contre on change les données en entrée, on obtiendra un nouveau procédé qui ne recoupera pas le précédent, que les effets sur l’organisme soient sensiblement identiques ou non. Si une formule chimique est brevetée, son inventeur sera propriétaire du produit la mettant en œuvre. Si un produit concurrent reprend la même formule, cet inventeur pourra sans mal faire valoir ses droits. Par contre l’utilisation de toute autre formule conduira à un autre produit qu’on identifiera facilement comme étant différent et complètement indépendant du procédé breveté par notre inventeur.

À une extrémité diamétralement opposée, un logiciel est un système complexe, comme nous avons pu le voir dans la partie précédente. Un brevet logiciel ne correspond pas à un seul produit ou procédé logiciel mais à une fonctionnalité particulière parmis les multiples composants qui forment un logiciel. Si des brevets logiciels sont déposés pour les nombreuses fonctionnalités d’un logiciel de traitement de texte et qu’un inventeur découvre et développe une nouvelle fonctionnalité, cette dernière sera complètement inutile si elle est prise isolément. Pour que sa nouvelle fonctionnalité soit mise en œuvre dans un logiciel, notre inventeur devra également reprendre toutes les fonctionnalités habituelles d’un traitement de texte. Quand bien même cette nouvelle invention serait révolutionnaire, elle devra s’intégrer parmi les composants existants du logiciel. Ainsi à un logiciel, il ne correspond pas un unique brevet, mais de multiples inventions se complétant et formant un tout les unes par rapports aux autres.

Enfin, l’innovation, en matière de logiciel, est principalement incrémentale. Chaque invention successive est bâtie sur la précédente. Si aucune invention n’avait pu permettre aux traitements de texte de voir le jour, il n’existe aucune chance pour que l’innovation révolutionnaire que nous venons d’évoquer ait été imaginée. Alors que les coûts marginaux d’industrialisation d’un logiciel sont quasi nuls, les coûts de recherche et de développement sont particulièrement élevés lorsqu’il s’agit d’optimiser les performances d’une fonctionnalité particulière. Et cette optimisation se base tout naturellement sur les travaux d’ores et déjà conduits. Internet, tel qu’on le connaît aujourd’hui, n’a pu voir le jour que par l’enrichissement des moyens inventés pour permettre la communication entre plusieurs ordinateurs. À partir de là, des applications de plus haut niveau ont pu naître pour permettre de s’échanger des courriels ou parcourir la toile. Et les protocoles et langages régissant de nos jours l’écriture de pages web se basent entre autres sur les protocoles et langages ayant mis en évidence l’utilité des hyperliens.

Les exemples peuvent être multipliés à l’envie, mais ce qu’il faut retenir est que le caractère incrémental de l’élaboration d’un système complexe comme le logiciel a pour conséquence que le système de brevets peut, à l’encontre de ses objectifs initiaux, devenir un frein pour les innovations futures. Si des brevets logiciels existaient pour les technologies à la base d’Internet, les applications permettant son utilisation actuelle n’auraient pu émerger que selon le bon vouloir des détenteurs de tels brevets et au rythme qui aurait été favorable à ceux-ci et non à la société dans son ensemble [7].

  • Modèle économique

L’impact des brevets dans un domaine où les inventions sont incrémentales au sein d’un système complexe immatériel, comme le domaine des logiciels, a été analysé et démontré dans une étude conduite par James Bessen et Eric Maskin, professeurs d’économie au Massashussets Institute of Technology et à l’université de Princeton, réalisée en 1999 et réactualisée en 2002.

Cette étude propose un modèle économique montrant que lorsque les inventions ne sont pas isolées mais basées sur des découvertes antérieures, l’imitation devient un coup de fouet pour l’innovation alors que des brevets forts, c’est-à-dire de longue durée et très étendus, deviennent un obstacle.

D’après Bessen & Maskin, la concurrence accroît la taille du marché et ainsi l’imitation encourage l’innovation tandis que des brevets forts l’inhibent. Certes, la concurrence peut réduire le profit tiré d’une innovation mais l’expansion ultérieure du marché conduit à des bénéfices futurs significatifs. Aussi, une société peut mieux se porter si d’autres sociétés l’imitent et lui font de la concurrence. Bien que l’imitation réduise le profit actuel de l’entreprise, elle augmente la probabilité d’innovations futures, ce qui accroît les profits ultérieurs de cette entreprise.

Le modèle économique élaboré dans cette étude s’attache à montrer que si le monopole privatif concédé par l’obtention d’un brevet reste bien un facteur incitatif pour l’innovation dans un système statique, c’est-à-dire où les inventions sont indépendantes les unes des autres, cette vérité s’inverse dans un modèle dynamique, où les inventions sont incrémentales. Les hypothèses formulées pour l’élaboration de ce modèle sont parfaitement adaptées et vérifiées dans le domaine du logiciel où les innovations sont réalisées dans un processus séquentiel et où le cycle de vie des inventions est extrêmement réduit.

Ainsi, ce modèle démontre que le brevet logiciel n’aurait d’utilité économique que si le monopole était la forme d’organisation la plus utile socialement. Ce qui est loin d’être le cas, comme peuvent le prouver les récents procès antitrust contre IBM ou Microsoft.

  • Analyse expérimentale

Si, comme tout modèle, celui proposé par Bessen & Maskin peut être critiquable, n’étant qu’une projection de la réalité, les hypothèses sur lesquelles il se base et les conclusions qui en découlent, ont également été largement confirmées dans une analyse expérimentale faisant partie de la même étude.

Les auteurs ont en effet constaté que jusqu’aux années 80-90, l’absence de brevets logiciels n’avait absolument pas empêché l’économie du logiciel de croître de façon remarquable, ni les innovations de se succéder à un rythme extrêmement rapide, bien au contraire.

Par ailleurs, comme nous l’avons exposé dans la première partie de cet article, il existe déjà un monopole de fait, lors de l’industrialisation d’une invention, selon le principe du « first mover takes all ». Or l’étude sur l’expérimentation de Bessen & Maskin montre que le taux d’innovation n’est pas le plus grand lorsque les premiers inventeurs sont en situation de monopole. Ainsi le tableau suivant donne les moyennes pondérées des taux d’innovation annuels selon les phases représentant les mouvements d’entrée et de sortie de multiples acteurs dans un marché sectoriel concurrentiel :

Taux pour toutes les inventionsTaux pour les inventions majeuresTaux d’entrée des sociétés
Monopole 0,39 0,19 0,22
Entrée 0,57 0,29 5,05
Équilibre 0,62 0,22 -0,07
Épuration 0,36 0,18 -4,97
Maturité 0,43 0,22 0,16

De plus, on peut également remarquer que les dépenses en recherche et développement ont chuté pour les détenteurs des plus gros portefeuilles de brevets logiciels.

On peut dès lors conclure que le système de brevets logiciels introduit des effets anticoncurrentiels défavorables aux petits éditeurs et au contraire favorables aux concentrations et la préservation de position acquise. Ces effets anticoncurrentiels connus du brevet avaient été acceptés par la société dans les industries traditionnelles en échange d’un renforcement de l’innovation. Or, dans le cas du logiciel, l’effet des brevets sur l’innovation est exactement l’inverse.

Qui plus est, les effets anticoncurrentiels des brevets logiciels dépassent largement ceux constatés dans les industries de systèmes complexes matériels, par exemple l’automobile, car dans ces industries, la concurrence se joue quasi exclusivement entre de très grandes entreprises en raison des investissements considérables qu’il faut consentir pour industrialiser une innovation (cf. Jean-Paul Smets-Solanes, Rapport sur l’innovation http://www.pro-innovation.org/rappo..., 1999).

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 Dernier intérêt patent : publicitaire

Enfin, les éditeurs de logiciel favorables au système de brevets, particulièrement les PME soumises à la pression constante d’investisseurs, argumentent qu’elles sont quasiment obligées de déposer des brevets logiciels, car ceux-ci favorisent l’évaluation des actifs immatériels de leur entreprise pour leurs investisseurs.

Depuis l’émergence de la bulle des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), les investisseurs se trouvent effectivement confrontés à un problème pour évaluer de manière quantitative les entreprises qu’ils financent. La valeur créée par ces entreprises étant essentiellement immatérielle, la mesure de cette valeur nécessite selon eux de disposer d’indicateurs permettant de la quantifier. Dès lors, le nombre de brevets déposés par une société semble constituer un tel indicateur pour les investisseurs financiers.

  • Qualité douteuse des brevets logiciels

Or, comme nous l’avons déjà abordé dans la première partie de cet article, on estime que 90% des brevets déposés à l’office américain (USPTO) seraient invalides par défaut de nouveauté ou d’inventivité. Il faut ici rappeler la définition de ces deux critères. Dans le droit positif partout dans le monde, à quelques nuances terminologiques près, ils sont discriminatoires pour l’attribution d’un brevet sur une invention [8]].

La Convention sur le Brevet Européen définit la nouveauté ainsi, dans son Article 54 :

« Une invention est considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique. L’état de la technique est constitué par tout ce qui a été rendu accessible au public - toute personne non tenue par contrat à la confidentialité - avant la date de dépôt de la demande de brevet européen par une description écrite ou orale, un usage ou tout autre moyen. »

L’inventivité est quant à elle définie par l’Article 56 :

« Une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d’une manière évidente de l’état de la technique. »

Le brevet communément appelé One-click, déposé par Amazon.com et accepté en 1998 est symptomatique du non respect de ces critères. Il consiste à retenir les coordonnées postales et bancaires d’un client lors de l’achat d’un livre ou d’un autre produit culturel vendu « en ligne », pour que lors de son prochain achat, le client n’ait pas à saisir à nouveau ces informations. Cette méthode de vente est appliquée depuis l’aube des temps par bien des libraires traditionnels qui notent manuellement sur des fiches, l’adresse de leurs clients réguliers. Techniquement la solution mise en œuvre par Amazon.com consiste à stocker sur l’ordinateur du client un identifiant lors de sa première connexion. Cet identifiant sera ensuite relu de manière à reconnaître l’identité du client lors de ses connexions ultérieures et ainsi retrouver ses coordonnées. Cette technique repose ainsi sur l’utilisation de ce qu’on appelle un « cookie », technique connue depuis au moins 1997 (cf. spécifications des cookies http://www.ietf.org/rfc/rfc2109.txt...).

Ainsi Amazon.com a pu déposer un brevet logiciel sur un procédé commercial qui était déjà connu et dont la seule inventivité résiderait dans son implémentation informatique et son emploi à travers le réseau Internet. Mais même la technique informatique utilisée faisait déjà partie de l’état de l’art. Ce brevet a été exploité par le libraire en ligne Amazon.com pour attaquer devant les tribunaux son plus sérieux concurrent direct, Barnes & Nobles. Une première décision de justice favorable à Amazon.com a permis à ce dernier de se constituer un avantage concurrentiel notable durant la période de commandes particulièrement accrue des fêtes de fin d’année en 1999, ceci avant que la Cours d’Appel de l’État de Washington à Seattle n’invalide ce brevet en 2001.

De telles anomalies peuvent en partie être expliquées de par le fait que les offices de brevets sont confrontés à une recherche en antériorité ardue, voire impossible, en matière de logiciel. Il n’existe en effet aucune base de données documentaire pour les logiciels comme c’est le cas pour d’autres sciences, telle que la chimie par exemple, où les inventeurs consignent soigneusement leurs procédés expérimentaux. Il n’existe non plus aucune possibilité d’accès au code source fermé des logiciels propriétaires. Et ceci est encouragé par le système de brevets : la découverte de l’imitation d’un procédé logiciel est en effet facilitée si l’on peut consulter son code source, le code source étant assimilable à une partition en musique ou à une recette en cuisine, indiquant dans un langage compréhensible par un être humain, les étapes à suivre pour parvenir à un résultat. Ceci est d’ailleurs à l’origine de la crainte des développeurs de logiciels libres face au système de brevets logiciels. Tout logiciel libre étant diffusé avec son code source, il est à craindre que les détenteurs de brevets profitent de cet accès pour interdire l’utilisation de logiciels libres.

Mais le code source étant une description algorithmique, mathématique, des fonctionnalités remplies par un logiciel, la compréhension de l’effet produit par ces fonctionnalités n’est toutefois pas évidente. Plus encore, ce qui gêne la recherche en antériorité pour un brevet logiciel réside dans le fait que les examinateurs ont rarement accès aux manuels et documentations qui , eux, décrivent de manière textuelle - presque littéraire parfois - les fonctions d’un logiciel. Là encore, il faut noter que les concepteurs de logiciels libres partent avec un handicap, puisqu’ils encouragent la publication d’une documentation libre accompagnant leurs logiciels.

Ainsi, la qualité douteuse des brevets logiciels existants diminue très fortement la valeur qu’on peut leur accorder pour mesurer les actifs immatériels d’une entreprise (cf. « Too many patents are just as bad for society as too few », article de Gary L. Reback, paru dans Forbes, le 24 juin 2002 http://www.forbes.com/asap/2002/062...).

Ceci revient à posséder de l’argent dans une monnaie qui n’a plus cours, on est ainsi en possession d’un moyen d’échange, mais ce moyen s’avère uniquement théorique, puisque la monnaie n’a plus de valeur.

  • Au sein d’un système biaisé

Mais si certains avancent qu’une augmentation des moyens accordés aux offices de brevets pour effectuer leur examen pourrait restaurer la valeur accordée aux brevets logiciels, cela s’avère largement insuffisant. En effet des changements structurels profonds dans le système de brevets seraient également indispensables pour que le brevet soit réellement un instrument pour mesurer la valeur des entreprises et leur capacité à innover.

Alors que les brevets ont été initialement instaurés dans les industries traditionnelles pour que la société dans son ensemble bénéficie des innovations entreprises par les industriels, de nos jours, et particulièrement dans le domaine des logiciels, la politique des offices de brevets est dictée par les gros industriels ou les experts en « propriété intellectuelle », c’est-à-dire des lobbies, qui défendent des intérêts qui - c’est un euphémisme - ne correspondent pas forcément à ceux de la collectivité.

Cet état de fait est même dicté par les lois régissant l’activité des offices de brevets. Ainsi l’USPTO Corporate Plan de 2000 notait que « la première mission de l’industrie du brevet est d’aider les clients à obtenir des brevets ». En France, l’article L411-1 CPI stipule que « l’une des tâches de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) est de prendre toute initiative en vue d’une adaptation permanente du droit national et international aux besoins des innovateurs et des entreprises. »

Cette pression exercée par les lobbies représentant de grosses entreprises sur les offices a été récemment mise en évidence lorsque l’analyse du texte, présenté à la Commission Européenne et visant à un élargissement des brevets notamment aux logiciels, a montré que ce texte s’inspirait très largement d’un rapport produit par la BSA, la Business Software Alliance, consortium regroupant les plus gros éditeurs de logiciels [9].

D’autre part les offices de brevets reçoivent directement des États, qui sont sensés diriger leur politique, des incitations à accepter toujours plus de demandes, au détriment des critères qualitatifs définissant si une invention peut être brevetée. L’article L411-2 CPI précise ainsi que « les recettes [de l’INPI] doivent obligatoirement équilibrer toutes les charges de l’établissement ». Lorsque l’on considère le tableau suivant, on comprend aisément pourquoi il est plus « rentable » pour un office de brevets d’accepter une demande de brevet que de la refuser :

Brevet accepté Brevet refusé
(en €) Recettes Charges Recettes Charges
Dépôt +38 +38
Rapport d’inventivité +320 -1830 +320 -1830
Obtention +85
Taxes années 2 à 5 +25
Taxes années 6 à 10 +135
Taxes années 11 à 15 +270
Taxes années 16 à 20 +530
Total +3388 -1472

Il faut enfin savoir que le cursus professionnel standard d’un inspecteur consiste à quitter l’office après quelques années de service pour un grand cabinet de conseil en propriété industrielle. Dans ces conditions, quelle motivation pourrait avoir un examinateur d’un office pour refuser l’obtention d’un brevet à un grand éditeur dont il sera peut-être lui-même le conseiller dans l’avenir ? Quand bien même les revendications ne correspondraient pas aux critères de nouveauté ou d’inventivité et quand bien même ce non respect pourrait être découvert par un accès quelconque aux connaissances disponibles dans l’état de l’art du logiciel, il est quasiment certain que la demande de brevet sera acceptée.

  • Autres moyens

Ainsi, depuis qu’un nombre énorme de brevets logiciels ont une qualité douteuse, la valeur des brevets a considérablement diminué aux yeux mêmes des investisseurs, devenant un indicateur faussé (cf. « Les PME de l’édition affichent leur méfiance », article paru dans Le Monde Informatique n° 973, du 14 mars 2003 http://www.weblmi.com/articles_stor... ou La position de Pierre Haren, PDG de ILOG http://swpat.ffii.org/archive/citat...;: « L’argument que les start-ups du logiciel ne lèvent pas d’argent sans brevet est fallacieux, je n’ai jamais rencontré ce cas de figure. »).

Mais d’autres moyens de se valoriser auprès d’investisseurs existent. En premier lieu, avoir un bon produit ou mieux : permettre l’accès à des services offrant une bonne valeur ajoutée aux utilisateurs, reste idéalement la meilleure manière d’attirer à soi les capitaux. Toutefois, l’histoire de l’industrie capitaliste et du logiciel en particulier a maintes fois montré que ce n’était pas toujours le meilleur produit ou le meilleur service qui parvenait à s’imposer. Développer une bonne stratégie marketing est devenu quasi obligatoire. En synergie avec une bonne stratégie commerciale, ceci doit permettre à l’entreprise de conquérir des clients. Et lorsqu’une société gagne de l’argent, voire devient profitable, nul doute qu’elle attirera les investisseurs et le capital lui permettant de développer son activité et de croître.

Un autre moyen pour un éditeur de logiciel d’obtenir la reconnaissance du marché peut être obtenu par le biais d’une marque déposée. Enfin, une position forte dans les organismes de standardisation peut être vue d’une part comme un accroissement remarquable de la reconnaissance d’une entreprise et d’autre part, comme une manière pour celle-ci d’obtenir l’adhésion des utilisateurs en faisant jouer les effets positifs de réseau et les stratégies d’alliances évoquées dans la première partie.

Il n’entre pas dans le but du présent article de détailler l’élaboration de telles stratégies, mais il importe de comprendre ici que le dépôt de brevet n’est pas une fin en soi - sauf si, bien entendu, il s’agit de la principale, voire l’unique activité de l’entreprise. Ceci même pour des investisseurs ; si ceux-ci demandent aux entreprises dans lesquelles ils ont placé leur capital de déposer des brevets, ce n’est que pour avoir un indicateur de la valeur de l’entreprise. Ce que veulent les investisseurs en fin de compte, c’est accroître leurs profits. Or nous nous sommes attachés dans cet article à montrer pourquoi le nombre de brevets détenus par un éditeur de logiciel était un mauvais indicateur de la santé globale de cette entreprise et comment même les brevets logiciels pouvaient s’avérer contreproductifs pour une PME. Il est certain que lorsque les investisseurs comprennent cette situation, ils se détournent du système de brevets et exigent des entreprises d’autres moyens de les assurer de leur valeur. Et nous sommes arrivés à un point où les dysfonctionnements du système de brevets logiciels sont de plus en plus flagrants et où les arguments en défaveur des brevets logiciels se font de plus en plus entendre. Au sein même du Parlement Européen, une opposition très forte existe de la part de la commission aux Affaires Culturelles et de celle chargée de l’Industrie ou encore du Conseil Économique et Social de l’Union Européenne.


 Impacts sociaux

L’angle adopté dans cet article pour décrire les problèmes liés aux brevets logiciels a consisté à passer en revue les différents arguments avancés habituellement avec obstination par les défenseurs d’un système de brevets logiciels et à montrer comment ces justifications étaient critiquables et s’effondraient sous l’analyse. Toutefois, nous serions incomplets si nous n’abordions pas les impacts sociaux et sociétaux découlant d’une politique favorisant les brevets logiciels.

La perspective d’une brevetabilité du logiciel dans l’Union Européenne a en effet vu pour ces raisons sociales, une levée de boucliers de la part d’acteurs divers : en premier lieu, les développeurs de logiciels libres ont souligné le danger que la brevetabilité du logiciel faisait courir à leur activité ; les PME éditrices de logiciel ont suivi le mouvement en organisant des pétitions contre les brevets logiciels ; comme nous l’avons déjà souligné, au sein des instances européennes, la commission parlementaire aux Affaires Culturelles, dont le rapporteur est Michel Rocard, ainsi que la commission chargée de l’Industrie et du Commerce et le Conseil Économique et Social de l’Union Européenne, proposent en ce moment même - en mai 2003 - des séries d’amendements visant à limiter et freiner le brevetage des logiciels ; des partis politiques ont pris position, lors des dernières élections présidentielles françaises, contre les brevets logiciels, notamment la LCR et les Verts, ces derniers venant d’organiser avec des associations une série de conférences sur le sujet qui s’est déroulée les 7 et 8 mai 2003 à Bruxelles ; enfin d’éminents juristes critiquent également le système de brevets logiciels, tels Michel Vivant, notamment coauteur de l’ouvrage de référence Lamy Informatique...

  • Logiciel « en tant que tel »

La formulation ambiguë de l’article 52 de la Convention sur le Brevet Européen, signée à Munich le 5 octobre 1973 [10] est à l’origine d’une volonté de la Commission Européenne d’harmoniser les conditions de la brevetabilité du logiciel avec les politiques suivies ailleurs, notamment aux États-Unis et au Japon.

Rappelons le texte de cet article 52 :

  1. Les brevets européens sont délivrés pour des inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptible d’application industrielle.
  2. Ne sont pas considérés comme des inventions au sens du paragraphe 1 notamment :
    1. les découvertes ainsi que les théories scientifiques et les méthodes mathématiques ;
    2. les créations esthétiques ;
    3. les plans, principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu ou dans le domaine des activités économiques, ainsi que les programmes d’ordinateurs ;
    4. les présentations d’informations.
  3. Les dispositions du paragraphe 2, n’excluent de la brevetabilité des éléments énumérés aux dites dispositions que dans la mesure où la demande de brevet européen ou le brevet européen ne concerne que l’un de ces éléments, considéré en tant que tel.

Le flou de la formule « en tant que tel » a ainsi donné l’occasion aux conseillers en propriété industrielle de démontrer leur talent dans la formulation des demandes de brevets. Les revendications sont formulées de manière à minimiser l’aspect logiciel de l’invention, pour mettre en avant la partie matérielle, les termes « logiciel » ou « programme d’ordinateur » sont soigneusement évités, permettant ainsi l’obtention de brevets sur des procédés bel et bien implémentés dans un logiciel, mais couvrant des méthodes intellectuelles telles que des méthodes éducatives, d’organisation, de commerce électronique, de conseil, financières ou des méthodes de société comme le vote électronique.

De même, le terme non moins ambigu d’« application industrielle » a conduit à définir une invention comme la « solution technique à un problème technique ». La définition précise du domaine de la « technicité » étant éludée, les nombreux amendements en cours d’études au Parlement Européen tentent de prévenir que l’on accorde en fait le statut de brevetable à tout logiciel, puisque toute utilisation d’un logiciel fait intervenir des phénomènes qui pourraient être considérés comme « techniques », de par la seule utilisation d’un ordinateur.

  • Le chemin suivi par l’OEB conduit à la privatisation des idées

Alors que la convention sur le brevet européen, citée précédemment, interdit la brevetabilité des programmes d’ordinateur, l’Office Européen des Brevets - OEB -, dont les statuts ont été mis en place par cette même convention, a pourtant accordé de nombreux brevets logiciels depuis les années 80 jusqu’à nos jours [11].

Le chemin pris par l’OEB conduisant à cette contradiction est constitué d’une suite d’étapes minimes en apparence que Jean-Paul Smets-Solanes a parfaitement analysée dans son Rapport sur l’innovation http://www.pro-innovation.org/rappo....

Une décision de la cour d’appel de Paris, le 15 juin 1981, dans l’affaire Schlumberger a tout d’abord permis la brevetabilité des inventions contenant un programme d’ordinateur :

« Bien que le procédé revendiqué comprenne six étapes successives, certaines impliquant indéniablement l’utilisation d’un programme d’ordinateur, la description globale du brevet ne se réduit pas au traitement d’informations par ordinateur. »

L’OEB a dans un deuxième temps considéré comme brevetables les machines contenant un programme d’ordinateur innovant, telles que des robots génériques pilotés par un logiciel. Dès lors, les revendications des demandes de brevet ont été ingénieusement rédigées en mettant l’accent sur la partie matérielle.

Troisièmement, les processus algorithmiques de traitement de l’information ayant un effet technique ont pu devenir brevetable. Ceci s’est illustré dans l’affaire Vicom où la décision du Technical Board of Appeal de l’OEB a été rendue le 15 juillet 1986 :

« Même si l’on peut considérer que l’idée sous-jacente d’une invention réside dans une méthode mathématique, une revendication associée à un procédé technique dans laquelle la méthode est employée ne concerne pas la protection de la méthode mathématique en tant que telle. »

La quatrième étape a vu apparaître la théorie de la machine virtuelle dans l’affaire Koch & Sterzel rendue le 21 mai 1997 par le Technical Board of Appel :

« Si le programme contrôle un ordinateur générique connu, de manière à techniquement modifier son fonctionnement, la combinaison du programme et de l’ordinateur est une invention brevetable. »

Dans une cinquième étape, l’affaire IBM rendue le 4 février 1986 a permis que les programmes d’ordinateur qui n’étaient pas « en tant que tels » soient brevetables :

« Les programmes d’ordinateur doivent être considérés comme des inventions brevetables lorsqu’ils ont un caractère technique. »

Enfin, on a vu depuis, une étape finale permettant de breveter des méthodes d’organisation implémentées à l’aide d’un ordinateur, telle que le brevet EP756731 sur un procédé de sélection interactif pour choisir dans un magasin d’alimentation les différents ingrédients entrant en jeu dans la préparation d’un plat cuisiné.

Depuis, de nombreux exemples de brevets sont apparus, portant sur des méthodes n’ayant rien d’inventif mais dont les revendications ont été acceptées parce qu’elles étaient mises en œuvre par le biais de programmes d’ordinateur (cf. Musée d’Horreurs des Brevets Logiciels Européens http://swpat.ffii.org/brevets/echan...).

Cette stratégie suivie par l’OEB et d’autres offices de brevets conduisant à la brevetabilité de fait des logiciels a été conduite progressivement, en franchissant les étapes une à une, presque sans soulever d’opposition. On est ainsi en droit de s’inquiéter sur les conséquences des prochaines étapes. En effet, en autorisant petit à petit les programmes d’ordinateur à être brevetés, il n’est pas irréaliste de craindre que toutes les méthodes intellectuelles fassent elles-mêmes l’objet de revendication, ce qui conduirait tout droit à la privatisation des idées.

  • Nature spécifique du logiciel

Effectivement, un « brevet logiciel » n’est pas un brevet sur un logiciel mais un brevet sur un procédé inventif de traitement de l’information. Et il n’existe pas de distinction possible entre une suite d’instructions donnée à un ordinateur et la même séquence d’instruction donnée à un humain.

Par nature, l’ordinateur n’est qu’un calculateur dont la puissance permet de réaliser des opérations avec une vitesse et une précision incomparables par rapport à ce que peut accomplir un être humain. Les logiciels ne mettent en œuvre que des procédés n’ayant aucune influence sur les forces de la nature, et de ce fait, faciles à réaliser. Mais la puissance des calculateurs a permis de multiplier ces opérations à un degré de complexité inenvisageable pour l’esprit humain. On peut ainsi voir les logiciels comme étant un assemblage extrêmement complexe d’objets mathématiques.

Il est important de prendre conscience que tout programme d’ordinateur est scientifiquement équivalent à une preuve mathématique, à un algorithme. On peut à ce sujet rappeler les propos du Professeur Donald Knuth (http://lpf.ai.mit.edu/Patents/knuth...) :

(...) essayer d’établir une distinction entre des algorithmes mathématiques et des algorithmes non mathématiques (...) n’a aucun sens, car tous les algorithmes sont aussi mathématiques que possible. Un algorithme est un concept abstrait sans relation avec les lois physiques de l’univers.

(...) Le Congrès a sagement décidé il y a longtemps que les objets mathématiques ne pouvaient être brevetables. Il est sûr que personne ne pourrait plus faire de mathématiques s’il y avait obligation de payer un droit de licence dès que le théorème de Pythagore est utilisé. Les idées algorithmique de base que les gens s’empressent aujourd’hui de breveter sont si fondamentales, que la conséquence menace de ressembler à ce qui pourrait se passer si nous autorisions les écrivains à détenir des brevets sur les mots et les concepts. Les romanciers ou les journalistes seraient incapables d’écrire des histoires à moins que leur éditeur n’obtienne la permission des propriétaires des mots. Les algorithmes sont exactement à la base des logiciels comme les mots le sont pour les écrits, car ils sont les briques fondamentales nécessaires pour construire des produits intéressants. Qu’arriverait-il si les avocats pouvaient breveter leurs méthodes de défense, ou si les Cours Suprêmes de justice pouvaient breveter leurs jurisprudences ?

De ce fait, la brevetabilité des logiciels peut entraîner un blocage de pans entiers de la technologie informatique d’une part et de l’accès global au patrimoine des connaissances humaines d’autre part.

En effet si un algorithme breveté est au cœur d’une technologie particulière, il interdit le développement de tout logiciel reposant sur cette technologie. C’est ce qui c’est passé avec l’algorithme de compression LZW. Cet algorithme permet de réduire la taille de données numériques en les compressant. Sur les systèmes Unix, un utilitaire - compress -, utilisant l’algorithme LZW pour permettre la compression de n’importe quel fichier, a dû être retiré sous la pression des détenteurs du brevet. De même, les images au format GIF reposent également sur l’algorithme LZW. Unisys [12], propriétaire de ce brevet, a laissé ce format d’image s’imposer notamment dans les pages web, avant d’attenter des procès, dès lors que l’on utilisait un logiciel de manipulation d’images n’ayant pas acheté de licence pour créer des images GIF.

Et lorsque l’on s’autorise à accorder un monopole privatif sur un algorithme, élément de base de tout programme informatique, on prend le risque de privatiser non seulement les logiciels potentiels basés sur cet algorithme mais également toute activité humaine informatisée. Les dernières décennies ont effectivement vu de plus en plus de méthodes intellectuelles être transposées dans l’univers de l’informatique et des réseaux. Et la privatisation octroyée par les brevets logiciels risque de faire passer dans le domaine privé des activités aussi importantes que l’éducation à distance par ordinateur, la lecture de livres digitaux ou le vote électronique. Cette privatisation s’effectue aujourd’hui sans soulever de protestation alors que seuls quelques privilégiés - en nombre croissant - ont aujourd’hui accès aux réseaux informatiques. Mais lorsque ces activités traditionnelles s’effectueront majoritairement par le biais des technologies informatiques, il serait sans aucun doute dangereux d’en laisser le contrôle à des entreprises privées.

  • Les brevets logiciels et la « propriété intellectuelle »

Les brevets logiciels, comme tous les brevets industriels, font partie dans les textes juridiques du domaine de la « propriété intellectuelle ». Le développement et la critique de ce terme de « propriété intellectuelle », de ce qu’il recouvre et des intérêts qu’il suscite, se doivent de faire l’objet d’un article à part entière. Nous nous contenterons ici de souligner le fait qu’il regroupe quantité de notions très distinctes les unes des autres : les brevets, le droit d’auteur, le droit des marques, etc. Ces différents concepts juridiques ont des applications très différentes les unes des autres, ont été mis en place pour des motifs indépendants les uns des autres et couvrent des droits n’ayant aucun rapport entre eux. Pourtant tous se trouvent regroupés sous le même terme de « propriété intellectuelle ».

Il ne faut pas se laisser abuser par un terme aussi générique traitant d’autant de notions distinctes. Dans cet article nous avons traité des brevets - et plus spécifiquement des brevets logiciels - mais en aucun cas de ce que l’onnomme la « propriété intellectuelle ». Etquiconque prétenddiscourir sur la« propriété intellectuelle »devra étendre son discours de la même manière que celui qui, prétendant discuter de la « physique », devrait embrasser la physique newtonienne, la physique quantique, la relativité simple et étendue, etc.

Le terme de « propriété intellectuelle » est d’autant plus trompeur qu’il rappelle volontairement celui, plus habituel, de propriété matérielle. En nommant ainsi les concepts que l’on a rassemblé sous le terme de « propriété intellectuelle », on incite à considérer ces concepts de la même manière que les choses matérielles. Or les différences entre ce qui est matériel et ce qui est intellectuel sont si évidemment prononcées, qu’il est dangereux de les aborder de la même manière, qui plus est sous l’angle de la propriété !

Il est toutefois notable que les différents droits de la « propriété intellectuelle » sont à l’heure actuelle l’objet d’offensives sans précédent de la part de grands groupes industriels et de puissants lobbies économiques. Les brevets logiciels en sont un exemple malheureusement notoire. Ainsi en Europe, la commission parlementaire aux Affaires Légales et à la Justice se prépare à imposer un texte instaurant la brevetabilité du logiciel. On peut s’interroger sur le fait que ce soit cette commission qui soit chargée de statuer sur le domaine des brevets et non la commission Culturelle ou celle de l’Industrie, dont les avis n’ont été que consultatifs [13].

Ces interrogations sont cependant compréhensibles lorsqu’on les considère selon le point de vue capitaliste des entreprises géantes transnationales. Celles-ci ont en effet prospéré tout au cours de l’ère moderne grâce à la propriété matérielle. L’ère post-moderne, dans laquelle nous entrons actuellement, marque un changement dans les règles régissant le capitalisme. L’influence sur le pouvoir des industries traditionnelles laisse de plus en plus la place aux puissants conglomérats des industries culturelles, de la communication et des nouvelles technologies. La propriété matérielle pour cette nouvelle classe dominante n’est plus à l’ordre du jour alors qu’elle était la clef du pouvoir pour les industries traditionnelles. En effet, ces puissantes sociétés transnationales bâtissent plutôt leur immense fortune sur leur capacité à réguler l’accès aux réseaux techniques et culturels qu’elles dirigent, définissant ainsi l’intégration ou l’exclusion des utilisateurs, des consommateurs, des usagers, des clients, des spectateurs, des auditeurs - quel que soit le terme employé pour les désigner, pourvu que l’on évite soigneusement d’avoir affaire à des citoyens !

Toujours est-il que le terme de « propriété » étant fondateur de la puissance capitaliste, il est apparu sans doute confortable pour régir ce qui est aujourd’hui à la base du pouvoir des industries culturelles et des NTIC. En effet, ces entreprises tirent leur puissance de l’accès qu’elles permettent aux différentes expériences culturelles qu’elles proposent. Ainsi, peut-on nommer « propriété » ce droit d’accorder - ou de refuser - l’accès aux informations et aux connaissances et surtout de faire de cet accès une valeur marchande, tout comme la propriété matérielle, à l’ère moderne, offrait un droit sur les marchandises échangées.

Ainsi, évitons ce terme de « propriété intellectuelle », parlons spécifiquement du sujet traité - brevets, droits d’auteur,marques déposées, etc. Et s’il faut vraiment discourir sur l’ensemble des ces droits, préférons le terme d’« accès » [14], plus révélateur de ce que cet ensemble recouvre.


 Conclusion

Nous avons montré tout au long de cet article que les divers arguments habituellement avancés pour justifier une « protection » des logiciels par des brevets étaient particulièrement inadaptés aux petites et moyennes entreprises. Les brevets logiciels n’arrivent pas à « protéger »les inventions des PME face aux grandes entreprises détenant un imposant portefeuille de brevets. Cette « protection » des innovations serait même contreproductive, l’imitation favorisant souvent l’adoption de standards. Enfin, les brevets logiciels, de par le système biaisé des offices de brevets, ne garantissent pas non plus une évaluation des actifs immatériels de l’entreprise.

Le seul intérêt pour une PME de déposer un brevet logiciel sur ses inventions pourrait être de faire ce dépôt avant qu’un de ses concurrents ne le fasse, auquel cas le développement de sa technologie serait bloqué. Mais, on pourrait alors objecter qu’il suffit à une entreprise de publier le plus tôt possible le résultat de ses recherches et développements pour invalider tout brevet déposé ultérieurement par un concurrent, objectant ainsi le critère de nouveauté au demandeur de brevet. Mais, la preuve de cette antériorité étant tributaire d’une décision de justice, le coût et l’incertitude sur l’issue d’un procès empêche la plupart du temps les PME de faire valoir ce droit.

Qui plus est, les impacts sociaux ou sociétaux du système de brevets logiciels compromettent grandement l’avenir de la diffusion universelle des idées et l’évolution positive du savoir qui devrait contribuer au patrimoine de l’humanité.

Nous en concluons donc que les PME de l’industrie du logiciel ont tout intérêt à afficher une position allant à l’encontre de toute légalisation des brevets logiciels.

Une mobilisation des PME et de tous les acteurs du monde informatique - et plus globalement de la société civile - est d’autant plus urgente en ce moment. En effet, le 17 juin 2003, la commission du Parlement Européen chargée des Affaires Légales et de la Justice a adopté un rapport légalisant de fait les brevets logiciels, en refusant les amendements proposés par la commission à l’Industrie et celle aux Affaires Culturelles, en ignorant l’avis du Conseil des Régions de l’Union Européenne, du Conseil Économique et Social de l’Union Européenne, du Gouvernement Français, de la Chambre de l’Industrie et du Commerce Allemande, de la Commission sur le Monopole Allemande, de la Commission sur la Propriété Intellectuelle du Gouvernement Britannique, de nombreuses études économiques - y compris celles commandées et payées par cette même commission parlementaire aux Affaires légales et à la Justice -, de 94% des participants d’une consultation de l’Union Européenne sur le sujet, de 400 entreprises et de deux pétitions rassemblant près de 140 000 signataires.

Cette même commission à la Justice a même tenté d’avancer le vote du parlement, devant entériner ce rapport, au 30 juin 2003, ce qui aurait privé les opposants à la brevetabilité du logiciel du temps nécessaire pour mener une campagne d’information efficace auprès des députés européens. Finalement, ce vote est programmé pour le mois de septembre 2003.

Pour terminer, il nous faut expliquer l’intitulé de cet article : « la face non-patente des brevets logiciels ». Le discours habituel - patent [15] - à propos des brevets logiciels est porté par des experts en « propriété intellectuelle » qui ont des intérêts en la matière, comme l’exprime parfaitement Richard Matthew Stallman - fondateur de la Free Software Fundation et du projet GNU - dans la citation qui ouvre le présent article.

Ainsi, cet article contribue - nous l’espérons - à apporter une lumière sur cette face soigneusement cachée des brevets logiciels. Peut-être pouvons-nous oser la métaphore de Dracula - dont la puissance dévastatrice s’évanouit au contact de la lumière du jour - comme cela avait été fait en 1998, lorsque l’Accord Multilatéral sur l’Investissement [16], avait pu être contré par une campagne d’information de la part du mouvement altermondialiste naissant.


Voir en ligne : Article original


[1Ceci est remis en cause par le vote qui doit avoir lieu au parlement européen de Strasbourg au second semestre 2003, voir la conclusion de cet article.

[2Les historiens du droit s’accordent à définir l’origine des brevets en 1443 à Venise.

[3Les autres moyens de « protection » présentés ici, suscitent également nombre de critiques et contreverses. Nous ne portons dans cet article, aucun jugement de valeur quant à leur utilité effective pour la collectivité ou pour les entreprises usant de ces moyens ; nous nous contentons de les évoquer dans le but de montrer que le brevet logiciel n’est qu’un moyen venant se superposer à d’autres.

[4On peut par exemple citer le brevet EP0807891 accordé à Sun Microsystem Inc. le 17 mai 2000, portant sur un « caddy électronique » et remettant en cause la presque intégralité des systèmes de commerce électronique. cf. http://swpat.ffii.org/brevets/echan...

[5Cette durée de 20 ans parait d’ailleurs très excessive dans un domaine tel que le logiciel, où le cycle de vie des produits est beaucoup plus court - de 2 à 4 ans selon les spécialistes.

[6Le secteur de l’informatique étant en 2003 très peu marqué par le chômage.

[7Il faut noter qu’au début de l’année 2003, le W3C - World Wide Web Consortium, organisme de standardisation des protocoles, langages et techniques à la base d’Internet - a adopté, après de longues discussions, une politique obligeant les entreprises ayant breveté un standard fondamental du Web à autoriser l’accès libre et gratuit à ce standard.

[8[ Il existe un troisième critère dans le droit européen qui stipule qu’une invention doit être susceptible d’application industrielle - tandis qu’aux États-Unis, on exige seulement qu’elle soit « utile ». Alors que le terme d’« application industrielle » est sujet à confusion selon son acceptation latine ou anglosaxonne, la directive européenne soumise prochainement au vote du parlement ne clarifie absolument pas ce point en faisant appel à la notion d’« effet technique », mais sans définir cette dernière. Or tout logiciel a un « effet technique » si l’on accepte le terme trop largement : il suffit de le faire tourner sur un ordinateur. Dès lors, si la rédaction de la demande de brevet invoque, par exemple, l’interaction du logiciel avec des périphériques matériels génériques, ce critère sera satisfait, quand bien même le cœur de l’invention réside dans une formule mathématique.

[10Ratifiée aujourd’hui par 27 états : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, Chypre, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Liechtenstein, le Luxembourg, Monaco, les Pays-Bas, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la République tchèque et la Turquie.

[11Il est difficile d’en trouver le nombre exact, mais il semble que l’OEB a accordé au moins 30000 brevets sur des problèmes de programmation, cf. Statistiques des Brevets Logiciels de l’OEB http://swpat.ffii.org/brevets/namcu....

[12Il est intéressant de remarquer qu’IBM a pu simultanément déposer un brevet sur le même algorithme de compression. La rédaction des demandes de brevets logiciels étant tellement absconse, qu’il n’est pas rare que la même technologie fasse l’objet de plusieurs brevets concurrents !

[13Pour finalement être complètement ignorés lors du vote de la commission à la Justice, le 17 juin 2003.

[14Voir à ce sujet : Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie ; édition La Découverte, 2000.

[15Brevet se traduit en anglais par patent.

[16Observatoire de la mondialisation, Lumière sur l’A.M.I. ; éditions de l’Esprit Frappeur et le Monde Diplomatique, 1998, cf. http://www.monde-diplomatique.fr/li....