La FFII France

Accueil > Brevets logiciels > L’ADULLACT alerte M. Jacques CHIRAC sur la dangerosité des brevets (...)

L’ADULLACT alerte M. Jacques CHIRAC sur la dangerosité des brevets logiciels.

vendredi 8 octobre 2004

Dans une lettre adressée à M. Jacques CHIRAC, Président de la République, M. François ELIE, Président de l’ADULLACT (Association des développeurs et utilisateurs de logiciels libres pour l’administration et les collectivités territoriales) souligne le danger que symbolise les brevets logiciels et la menace qu’ils représentent pour le développement des logiciels libres.

Monsieur le Président de la République,

Vous avez déclaré en 2002 : « le projet de directive européenne sur la brevetabilité des logiciels n’est pas acceptable » et vous indiquiez que la France devait se montrer vigilante « envers toute extension du champ de la brevetabilité des logiciels qui pourrait menacer le développement du logiciel libre. ».

La menace est là. Et je suis de ceux qui rêvent que la voix de la France se fasse entendre. La question n’est pas technique ou juridique : il en va de notre indépendance. C’est un véritable choix de civilisation.

L’informatique est désormais au coeur des processus de décision et d’exécution gouvernementaux et économiques. Elle est par là un instrument de puissance et un enjeu crucial dans la compétition que se livrent les Etats. Celui qui maîtrise les circuits de l’information, qui est en mesure de les écouter, de transformer l’information ou de paralyser sa circulation dispose d’un avantage décisif.

Accepter les brevets logiciels reviendrait à consolider les positions des acteurs dominants de l’informatique, qui ne sont pas français, ni même européens. L’incertitude juridique liée aux très nombreux brevets logiciels déjà déposés outre-Atlantique condamnera à la vassalité l’industrie européenne du logiciel, réduite à un rôle subalterne de sous-traitant, limité à de simples prestations de service. A l’heure où nous devons au contraire renforcer la position de la France dans des domaines qui dépendent tous massivement de l’informatique, accepter les brevets logiciels serait un recul consenti, le signe d’une abdication.

A l’inverse, en refusant les brevets logiciels qui tueront le logiciel libre, la France peut non seulement assurer son indépendance et sa sécurité, mais aussi accroître son rayonnement dans le monde en soutenant l’essor de l’alternative libre dont les pays en développement attendent tous beaucoup. Notre position de premier plan en mathématiques et le lien étroit entre mathématiques et logiciels nous y invitent.

A la différence des logiciels propriétaires dont les licences d’utilisation sont onéreuses et qui se protègent par des brevets, les logiciels libres sont gratuits une fois qu’ils ont été payés. Ce modèle ressemble fort à celui des mathématiques, qui se sont à leur début développées grâce à des amateurs (Descartes, Fermat...). Comme les mathématiques, que l’on peut copier et distribuer librement, étudier si on le veut, améliorer si on le peut, les logiciels libres constituent par nature un patrimoine commun.

Avec la conviction que l’argent public a vocation à ne payer qu’une fois, dans la dynamique de la décentralisation et du développement de l’administration électronique, puissants moteurs de mutualisation, nous avons fondé à quelques uns l’ADULLACT fin 2002. En moins de deux ans l’Association des Développeurs et Utilisateurs de Logiciels Libres pour les Administrations et les Collectivités Territoriales compte déjà aujourd’hui en France six régions, douze départements, trente villes dont trois communautés urbaines, un syndicat interhospitalier, un Sdis, trente associations et trente et une entreprises (parmi lesquelles Novell et Capgemini).

Notre but est de constituer, développer et promouvoir un patrimoine commun de logiciels libres métiers, fruit du partage de ce que l’argent public a déjà payé. De nombreux dépôts sont en cours, dans l’administration, les collectivités et les hôpitaux. Même des entreprises déposent du logiciel. Une dynamique de services à valeur ajoutée sur cette couche libre est en émergence. Ce n’est pas surprenant : lorsqu’on ôte des péages, l’économie monte d’un cran. Ici les péages étaient les licences payantes. Sans frais de licence, avec une mutualisation en amont, par la demande, l’économie de services informatiques se fluidifie rapidement.

L’Association des Maires des Grandes Villes de France a mis l’accent cette année sur notre action et le Sommet Mondial des Villes et des pouvoirs Locaux de Lyon a fait figurer dans sa déclaration finale une proposition que nous avions faite à Genève.

§ 35. Privilégier, dans la mesure du possible, l’usage et le développement de logiciels libres dans les investissements de nos villes et de nos régions, de manière à ce que ces investissements puissent servir à d’autres collectivités locales.

L’ADULLACT est en train de conventionner avec l’ADAE sur le volet 128 du plan ADELE afin que la plate-forme de travail collaboratif et de partage que nous avons montée devienne la plate-forme française de logiciels métiers sur fonds publics. Je forme des voeux pour que cette convention puisse aboutir. L’ADULLACT, structure unique en son genre, est accréditée pour le Sommet Mondial de Tunis.

Les dernières études le confirment : le marché de services autour du logiciel libre arrive à maturité. Les experts observent maintenant ce dont nous avions l’intuition : la commande publique va y jouer un rôle majeur. En Asie, ce sont déjà les Etats eux-mêmes qui se libèrent de la situation de client captifs, afin de reconquérir les outils de leur indépendance et de leur sécurité informatique.

Les choses deviennent claires : l’informatique publique s’oriente d’une part dans l’usage de logiciels libres qui existent déjà, comme dans le domaine des serveurs (Ministère de la Culture, Direction Générale des Impôts), ou de la bureautique (déployée à grande échelle au Ministère de l’Intérieur), et d’autre part dans des développements ou des marchés de développements qui ont vocation à produire des logiciels sous licence libre. La mise sous licence GNU/GPL et le dépôt d’Agora sur adullact.net par le Service d’Information du Gouvernement est à ce titre symbolique.

Le projet du Ministère de la Défense − à hauteur de 7 million d’euros − de développer à partir d’une distribution française (MandrakeSoft) de GNU/Linux un système très sécurisé (de niveau CC-EAL-5) sous licence GPL est un événement considérable. Il dépasse largement le cadre militaire et concerne toute notre industrie et nos entreprises.

Néanmoins, la menace se profile qui pourrait réduire à néant tous ces efforts : les brevets logiciels. Sous les apparences d’une protection de l’invention, ils constituent en réalité un danger de mort pour les patrimoines publics de logiciels libres, car ils seront une source de contentieux directs ou indirects, de la part d’acteurs qui ne supportent pas de voir l’informatique publique française se mutualiser. Si certaines grandes entreprises jouent déjà le jeu de l’Open Source, d’autres au contraire fourbissent leurs armes, assistés de leurs conseillers en propriété intellectuelle.

Les brevets ou patentes devaient protéger les inventions pour en assurer la diffusion. Mais dans le domaine informatique, les pratiques en ont fait tout autre chose. Là où ils existent, les brevets logiciels ne servent en réalité qu’à protéger des situations de monopoles, à promouvoir de l’innovation pure, dans une fuite en avant où l’on paralyse toute concurrence potentielle. Cette innovation-là est la pire ennemie du progrès, car elle interdit le partage de l’universel. Un développeur ne peut plus écrire une ligne de code sans craindre d’enfreindre des droits acquis sur des secrets de Polichinelle. Et tandis que les conventions internationales faisaient exception des idées, les dérives des Offices des Brevets les conduiront bientôt à laisser breveter la roue et le théorème de Pythagore !

Le Parlement européen avait pourtant produit naguère un texte équilibré, en rejetant les aspects dangereux du texte de la Commission et de la Commission parlementaire à la justice, par une série d’amendements. Mais la session du 18 mai 2004 du Conseil de l’Union Européenne sur la compétitivité a tout simplement balayé le travail du Parlement sur la directive 2002/0047 COM (COD) touchant les brevets logiciels, en ressortant à nouveau les textes que le Parlement avait repoussé, sous des déguisements rhétoriques qui se réduisent finalement à un « le logiciel est non brevetable ... sauf dans tous les cas »...

Puissent la France et les Etats européens s’aviser que les brevets logiciels sont surtout une menace mortelle pour leur propre informatique publique et pour leur liberté !

L’usage et le développement de logiciels libres dans les infrastructures publiques françaises et européennes risquent d’être complètement paralysés par les brevets logiciels, au moment même où nous avons le plus besoin de leur dynamique de partage et d’efficacité.

Le développement d’une informatique libre est aussi le moyen le plus efficace de réduire la fracture numérique au sein des pays développés, et entre le Nord et le Sud. Tous les acteurs ne semblent pas y avoir intérêt.

Il y a vingt cinq siècles, le miracle grec a libéré les mathématiques, et les premiers philosophes nous ont ouvert la voie du savoir ouvert, où ce qui est universel est à tous. « Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne » nous rappelle Rousseau. Notre époque pourrait bien refermer, avec les absurdes brevets logiciels, ces vingt cinq siècles de civilisation du savoir ouvert, pour nous livrer à la servitude.

L’arrivée du numérique explique la gravité de ce moment critique. Nous sommes entrés dans ce monde non-platonicien où la copie est identique à l’original. Nos systèmes juridiques et économiques en sont bouleversés.

Au lieu de créer de la valeur sur fond d’universel partagé, au lieu d’abattre les péages pour faire mieux circuler les biens et les services à valeur ajoutée, nous reviendrions, avec des brevets sur les Idées, à ce monde sinistre sans partage, où jusqu’au droit de donner serait à vendre, où la rente serait préférée à la valeur ajoutée.

A quelques mois de la seconde phase du Sommet Mondial pour la Société de l’Information, la France a une responsabilité historique. L’occasion, sur les questions qui sont liées, du logiciel libre, des standards ouverts et des données publiques, de dire au monde qu’il existe une société de l’information conforme à celle qui a bâti l’internet. Internet est tissé de standards ouverts et de logiciels libres qui sont le fruit du partage et de l’intelligence distribuée. Ce qui est en jeu est tout simplement l’espace public.

Sans espace public, il n’est pas de liberté. Jean-Claude Guédon, professeur à l’Université de Montréal, prévenait déjà en novembre 2000 :

« Face à ces défis nouveaux, les entreprises traditionnelles ou même nouvelles sont saisies d’un syndrome qui rappelle singulièrement celui de la réaction nobiliaire à la veille de la Révolution. Elles s’emparent alors de la seule chose qui leur reste : la loi, une loi durcie, crispée, et fragilisée par le fait que les transformations du contexte technique en rendent l’application problématique, difficile, voire impossible. »

Parce que la voix de la France compte un peu dans l’histoire de la liberté, elle peut éclairer la voie de l’informatique mondiale libre, sur laquelle une formidable industrie de services et de valeur ajoutée s’appuie déjà. Comme dans l’économie qui repose sur les mathématiques libres, où c’est la valeur des ingénieurs qui fait la différence, nous pouvons être sûr que dans une informatique libre, la France retrouverait au passage la place qui lui revient dans le concert des nations informatiques.

Mais pour cela, il faut bouter les brevets logiciels hors d’Europe !

Vous jugerez si la France en a le devoir. Je voulais du moins vous alerter sur le fait qu’elle y avait fortement intérêt.

Vive le logiciel libre ! dont la devise est aussi (est-ce un hasard ?) liberté, égalité, fraternité.

Je vous prie d’agréer, monsieur le Président de la République, l’expression de ma très haute considération, et de mes sentiments très dévoués à la cause du bien public.

François ELIE
agrégé de philosophie et informaticien
Conseiller Municipal à Angoulême
Président de l’ADULLACT


Voir en ligne : Lettre originale