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Intervention de Michel Rocard à l’Université Jean Moulin Lyon-III
samedi 19 février 2005
Michel Rocard a donné une intervention à propos des brevets logiciels, le 18 février 2005, à l’Université Jean Moulin Lyon-III.
- Retranscription
Qui ne sait pas ce qu’est un brevet logiciel ? [quelques mains se lèvent dans l’amphi bondé] Très bien... Alors tous les autres savent vraiment de quoi il s’agit ? Et bien alors, vous êtes meilleurs que moi, parce qu’il y a deux ans je ne savais pas. Il fallait donc apprendre. Et j’ai découvert un combat absolument titanesque. La différence entre brevetabilité totalement élargie et brevetabilité la plus stricte, simplement sur le continent européen, tourne autour de 35 à 40 milliards de dollars par an. Et il s’agit en fait de savoir si l’on change ou si l’on garde le statut de la diffusion du savoir dans l’humanité. Six mille ans d’histoire explorés par les historiens ; tout le monde conviendra vite qu’en six mille ans le progrès moral est nul. On a amélioré les techniques d’armement mais on s’entretue avec toujours la même joie. Et on est là ! Vous serez probablement prêts à convenir aussi vite que sur les six mille ans d’histoire, on n’a pas non plus fait beaucoup de progrès esthétique. Toute la beauté du monde est déjà dans la grotte Chauvet, et en tout cas dans l’Égypte ancienne. Mais différemment. Progrès ? Non ! En revanche dans les techniques de maîtrise de la nature, l’humanité fait mieux ! Comment est-ce que l’extraordinaire progrès technique dans lequel on a toujours vécu s’est répandu ? Par la copie.
Toute idée, parce qu’elle est une idée — par statut respecté et reconnu, ça a commencé par du pillage mais ça s’est répandu — toute idée venant du cerveau des hommes est à la disposition de la totalité de l’humanité. L’invention du droit d’auteur est une manière de rendre compatible cette totale liberté d’accès au savoir, de copie, de reproduction, de tout ce que vous voudrez, avec le fait de rémunérer l’auteur et de laisser à l’auteur, le temps de sa vie, un petit droit moral de pousser un coup de gueule et d’obtenir pour réforme si on lui transforme la nature de sa création. C’est ça le droit d’auteur.
Le brevet c’est autre chose. Le brevet c’est l’interdiction à quiconque d’utiliser un objet, une idée incorporant de la matière, une idée prenant une forme matérielle, faute d’une redevance énorme. Et là, on a vu souvent ça dans l’histoire industrielle de notre pays, beaucoup de compagnies ont acheté des brevets pour empêcher qu’émerge une invention concurrente de ce qu’elles savent faire.
Si maintenant, à l’ère de l’ordinateur et à l’ère où tout nouveau savoir ayant une relation avec la logique prend par commodité la forme de présentation d’un logiciel, de ce seul fait, ce nouveau savoir peut être brevetable, c’est-à-dire enlevé à la libre copie, à la libre communication, de toute espèce du monde. Les heureux anciens élèves des écoles de marketing considéreront qu’on a étendu le champ de la profitabilité et de l’efficacité des marchés, mais le reste de ce qui compense un peu en termes d’humanité comprendront que l’on a cassé quelque chose dans le statut même de la diffusion du savoir dans l’humanité.
L’émouvant de toute cette affaire, c’est que c’est une bataille absolument titanesque ; nous sommes mitraillés de mails d’une violence dont vous n’avez pas idée. Il m’est arrivé un jour de dire que quand vous prenez les fins de phrases des mails qu’on reçoit : « si vous faites ça : interdire une brevetabilité pour la... vous allez arréter le développement de l’un des secteurs majeurs de l’économie contemporaine, briser l’essor de la renaissance capitaliste depuis la dernière crise ; arrêter le développement, etc ». Alors les débuts de phrases sont « si vous brevetez, etc ». Vous prenez les mêmes fins de phrases — ce sont les mêmes — et vous mettez devant : « si vous interdisez le travail des enfants de moins de dix ans dans les mines » ou "si vous prétendez interdire le travail des femmes dans des travaux pénibles, la législation XIXe siècle, etc. Ce sont les mêmes fins. Nous sommes bombardés d’emails qui avec la même puissance, la même folie, défendent une vision aussi étonnamment combative et sauvage — la lutte des classes ! Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Ça existe toujours — en tout cas, le droit de racketter le monde au nom de l’art de faire du profit.
L’invention des logiciels étant une invention qui ouvre une transition difficile, une zone grise terrible entre les produits de l’esprit humain pur et les produits de l’activité humaine malaxant de la matière. Jusqu’au logiciel c’était facile à distinguer. Cheminer là-dedans pour décrire la ligne rouge de partage entre ce qui est brevetable et ce qui ne l’est pas, est difficile, mais c’est un combat de droit pour l’humanité toute entière.
Avec pour finir un seul sourire : il n’y a pas de loi sur le sujet aux États-Unis. Du coup il ya 200 000 ou 300 000 — on ne sait pas bien, peut-etre seulement 150 000 — brevets de logiciels aux États-Unis, dont beaucoup sont illégitimes, et une demi-douzaine de plaintes sont déposées devant la Cour suprême des États-Unis — plaintes pour viol de la Constitution. Et la Cour suprême des États-Unis n’a pas encore rendu son premier arrêt — elle est saisie depuis au moins cinq ou six ans — la rumeur nous dit qu’elle attend la jurisprudence européenne... Intéressant !
Ce qui veut dire, chers amis, qu’avec toutes ses insuffisances, toutes ses impuissances, l’Europe dans ces domaines-là est en puissance de faire la loi du monde. [La vision de l’Europe] en France, c’est une pleurnicherie sur le fait qu’on a pas nos armées et qu’on n’est pas capable de faire de la diplomatie à la manière américaine. C’est le discours sur les obsèques de Maeterlinck. Et c’est l’essentiel de notre discours. Et personne ne regarde parce que ce que je vous raconte est de l’ordre de ce que De Gaulle appelait l’intendance. Il n’y a pas beaucoup de quoi éveiller les énergies, les émotions, faire pleurer sur l’intendance — elle n’est même pas là pour ça. Nous parlons de gros sous, nous parlons de droit, nous parlons de productions... mais, l’Europe a la puissance d’empêcher Boeing et Douglas de fusionner — sinon vous ne vendrez plus un avion sur le marché européen parce que vous serez un monopole. Ils n’ont pas pu fusionner. D’empêcher ensuite — c’était cinq ans après, donc il y a de ça huit ou neuf ans maintenant — HoneyWell et General Electric de fusionner : c’eut été l’unique entreprise du monde fabriquant 80% des ordinateurs — de la quincaillerie. On s’est dégagé de cela.
L’Europe a cette puissance maintenant, tout le monde s’en fout, personne n’en parle et tout le monde vit de la pleurnicherie sur ce qu’on se sait pas faire ou ce qu’on ne peut pas faire. Alors occupez-vous donc d’intendance : mettez le nez dans le crasseux, dans le pognon, dans le droit commercial et vous vous apercevrez que l’Europe a une puissance immense. Et qu’au fond je me demande même si nous ne sommes pas dans une période où les États-Unis sont entrain de découvrir — consciemment ou inconsciemment, probablement en le regrettant ou du moins en n’y comprenant rien — les limites de la force. Or ils ont tellement de force, qu’ils ne pensent qu’en termes de forces. Et c’est aussi vrai de leur tentative d’imposer la domination commerciale de Boeing que d’aller faire la démocratie en Irak. Et dans les limites de la force il y a justement en aval : il faut bien que ce soit une pratique de la persuasion, de la négociation, de l’écoute de l’autre et de la non-imposition d’un rapport de forces que l’on n’a pas puisque l’Europe n’a aucun droit politique à commander. Et c’est au nom de ca, qu’il se trouve que l’Europe a été plus utile que les États-Unis à aider les ukrainiens à se dépatouiller de leur élection sans la laisser voler, sans pour autant créer d’incidents mondiaux ; que l’Europe a enfin, en Palestine, affiché que les services qu’elle rendait à l’appui technique à la démocratie étaient meilleurs et plus amples que ceux des États-Unis, etc., etc. Mais ce champ là, il est trop prosaïque. Or cette Europe, elle a un destin immense. Et il y a peut-être émergence d’autre chose. Après tout je peux finir cette tirade sur une bonne question : est-il démontré que l’on ait toujours besoin d’armée dans le monde demain ? Pas sûr... Vivez avec ça ce soir.
[Applaudissements]
Vous l’avez voulu, vous y avez eu droit, hein !
Michel Rocard
le vendredi 18 février 2005,
à l’Université Jean Moulin Lyon-III.
Voir en ligne : Billet sur le blog de Guerric Poncet